Saint Sylvestre

En discutant avec mes proches restés en terres gauloises, je m'aperçois que la grande interrogation du moment est de savoir ce que j'ai bien pu faire ce 31 décembre dernier, comme si le fait de réveillonner en Inde ne pouvait revêtir que des moments extraordinaires, uniques, exhaltants, riches et heureux. Toute tentative inférieure conduirait inévitablemet à une grande déception de la part de mes fidèles et non moins adorés lecteurs et je ne pouvais m'imaginer les laisser dans un tel désarroi. Voici donc, pour vous, en exclusivité mondiale et interplanétaire, le programme de mon réveillon sur le sous-continent.

Lever matinal pour prendre le vol de Bombay à Ladhak, porte de l'Himalaya. Les coolies m'attendent à l'arrivée, matériel prêt pour l'expédition. Aprés un court trajet dans un bus moyenâgeux, petite carriole tirée par une vache dyssentrique, nous sommes au pied du mont Everest. Comme de coutume ici le téléphérique est en panne, et de toutes façons je n'ai pas pris mon forfait. Nous entamons l'ascension par la face Est afin que le soleil accompagne nos efforts. Vers 14 heures, une pause déjeuner s'improvise autour d'un feu de camp où nous grillons un poulet attrapé lors d'une précédente poursuite sur le glacier. L'odeur parcourt les roches alentours et finit par attirer une créature indigène, visiblement affamée et au sens de l'humour trés approximatif. Il dévore mon guide et les deux porteurs d'une traite. Puis le Yéti me fait face, me tape un grand coup sur l'épaule, me la deboitant à moitié, et me lance : "T'inquiète pas, je ne mange pas les touristes. J'ai du mal à digérer la nourriture européenne. C'est trop riche." ; et il disparaît me laissant seul au milieu de l'immensité. Je récupère un des sacs épargnés par le carnage et continue de gravir le sommet.
L'arrivée au terme de l'escalade est fabuleuse, dominant le monde qui m'entoure, surmontant les nuages, une impression de voler. Je croise un vol d'éléphants migrateurs qui partent vers les terres du sud. J'ai l'impression de pouvoir les toucher.
Tout proche, un moine bouddhiste est assis dans une automobile décapotable, en lévitation quelques centimètres au dessus des neiges éternelles, immobile, serein, sage. Il ressemble à ces statues de Bouddha qui ornent les temples hindous. Alors que mes pas s'approchent de lui, il tourne son visage en ma direction, et ses lèvres frémissent au passage des mots qu'il me lance. Je le vois parler, mais aucun son ne m'atteint. Le temps semble suspendu au silence de ses paroles. Je tends l'oreille... "Be...", "Beno...", "Benoit...". "Benoit, réveille-toi ! Tu as vraiment abusé de la Vodka ou quoi ?"

L'instant d'aprés, je suis à Bombay. Les spotlights de la piste de danse m'éblouissent et me propulsent dans la réalité d'un réveillon chez des amis. Tiré brutalement d'un songe pourtant non-éthylique, je reste hagard quelques secondes. Je souris à Nitin qui a organisé la soirée et me relève du canapé où j'étais affalé. "La soirée est finie. Bonne année !".
La démarche droite comme les lacets du Tourmalet, je me dirige vers la sortie, un dernier regard vers la salle. Dans un coin de la pièce trône une statue de Bouddha, sourire aux lèvres. Il m'a fait un clin d'oeil, j'en suis sûr...